Nous sommes en 1959, les studios Walt Disney enchaînent les chefs-d’œuvre qui demeurent encore aujourd’hui d’immenses classiques, avec un quatuor Cendrillon / Alice au Pays des Merveilles / Peter Pan / La Belle et le Clochard qui illumine le début des années 50. Avec Blanche-Neige et Cendrillon notamment, les histoires de princesses et de sorcières sont déjà monnaie courante, aussi il s’agit d’apporter de nouvelles choses à une recette déjà bien éculée en cette fin de décennie.
La Belle au bois dormant est avant tout un conte surplombé d’une atmosphère particulièrement sombre. Tout contribue à ce sentiment de noirceur, les images les premières. En effet, les architectures d’inspiration gothiques, les défilés de chevaliers aux armures noir ébène, les longs couloirs vides hauts de plafond tapissés d’ombres, les couleurs plutôt ternes mais cohérentes, le ciel parfois violet ou verdâtre : tout le travail visuel permet, même si le spectateur (et encore moins l’enfant) ne s’en rend pas forcément compte, de faire naître un sentiment de malaise constant.
La musique, elle aussi, est le plus souvent lancinante, mélancolique et enivrante, sauf lorsqu’elle concerne le personnage d’Aurore qui, par son nom même, évoque ce subtil rayon de soleil étouffé par le spectre de Maléfique.
Même les scènes de légèreté, comme la beuverie (je n’ai pas d’autre mot) des deux rois et du barde, participent indirectement à souligner la décadence et le désenchantement d’un royaume en proie aux démons. Jamais l’on ne se sent réellement dans un « conte de fées » au sens commun, tant on a l’impression que quelque chose d’inéluctable se trame. Maléfique est d’autant plus effrayante qu’elle est absente physiquement mais toujours omniprésente dans les esprits : tout le monde sait qu’elle observe, qu’elle écoute, et qu’elle réapparaîtra le moment venu. Derrière la malédiction lancée à Aurore, c’est tout le royaume, des personnages aux images en ant par la musique, qui semble maudit voire empoisonné.
C’est donc d’abord par son ambiance que La Belle au bois dormant est une réussite et apporte une vision nouvelle du conte de fée, dont Disney a déjà le monopole. Mais ce sont aussi des personnages plus développés et mémorables qui permettent de hisser le long-métrage au rang des plus grands du genre : le prince sert enfin à quelque chose (sa relation avec son cheval est plutôt sympathique, et son combat final tout bonnement épique), Aurore a un côté fascinant, magnétique, une fragilité et une candeur inhérentes à son histoire mais qui rendent son personnage d’autant plus mystérieux et attirant. Les deux rois sont, du moins visuellement, assez marquants, et les trois fées particulièrement attachantes.
Et puis il y a Maléfique, l’immense réussite du film, et pour moi la plus grande méchante Disney qui soit. Déjà, son château délabré et obscur, ses sbires monstrueux et son serviable corbeau assurent le côté malfaisant du personnage. Puis il y a sa longue robe noire aux reflets d’un violet ténébreux, ses longs doigts entourant son sceptre, sa grande taille, ses grands yeux jaunes et ses cornes difformes qui achèvent un apparat tout simplement parfait. Ajoutez à cela ses sortilèges, sa transformation en dragon et ses apparitions dans les flammes et son effrayant portrait est désormais complet. Une sorcière d’une sobriété presque ostentatoire ; le Dark Vador des contes de fées, ni plus ni moins. Légendaire.
La Belle au bois dormant a donc de quoi déranger les plus jeunes, de part son ambiance lugubre et inquiétante, ainsi que son histoire de princesse presque anecdotique. Le film sera d’ailleurs un échec commercial à sa sortie, comme beaucoup de ces Disney moins conventionnels (Alice au Pays des Merveilles en tête), avant que le public ne redécouvre en lui un véritable intérêt artistique, une atmosphère unique, et une méchante inégalable. Un pilier trop souvent négligé selon moi, et qui mérite que l’on s’y replonge l’espace d’1h15 pour l’apprécier enfin à sa juste valeur.
Et quant à moi je retourne chanter avec Aurore, que j’ai rencontrée je ne sais où, au beau milieu d’un rêve.