– Où est M ?
– Elle sera bientôt… un peu partout.
– Tout ça… parce que vous êtes tombée amoureuse de Renard ?
– Cinq tours de plus, et votre nuque sera broyée. Depuis l'enfance, je détiens un pouvoir sur les hommes. Quand j’ai compris que mon père ne ferait rien pour me sauver des kidnappeurs, j’ai senti que je devais former une autre alliance.
– Vous avez… séduit Renard ?
– Oui, comme vous. Mais vous avez été encore plus… facile. Je lui ai dit qu’il fallait me faire mal. Pour rendre la chose crédible. Quand il a refusé, je lui ai dit… que je le ferais moi-même.
– Donc… c’est vous qui avez tué votre père ?
– C’est lui qui m’a tuée ! Il m’a tuée le jour où il a refusé de payer ma rançon.
– Et tout ça, pour du pétrole ?
– Il est à moi, ce pétrole ! À moi ! Et à ma famille. Il coule dans mes veines, plus épais que le sang. Je vais redessiner la carte du monde. Quand j’aurai fini, la terre entière connaîtra mon nom. Le nom de mon grand-père. La gloire de mon peuple !
– Personne ne croira que cette fusion était un accident.
– Ils le croiront. Tout le monde le croira. Vous comprenez ? Personne ne peut me résister.
Elektra King, l’anti-Bond girl par excellence
Le Monde ne suffit pas, réalisé par Michael Apted, marque le 19ᵉ épisode de la saga James Bond et s’impose comme un opus profondément singulier, non pas par la surenchère d’action, même si elle est bien présente, mais par l’ambition tragique qui entoure son récit. Contrairement à son prédécesseur, Demain ne meurt jamais, qui embrassait pleinement la frénésie de l'action, ce nouvel opus prend le temps de respirer, avec un ton plus dense, plus ambiguë, où la douleur, les mensonges et les apparences trompeuses prennent le dessus sur la seule recherche d'efficacité. En cela, je vois Le Monde ne suffit pas comme une tragédie déguisée en thriller d’espionnage. Le film épouse les codes du genre, mais les détourne avec élégance pour mieux convoquer le drame. Bruce Feirstein, déjà scénariste de Demain ne meurt jamais, ret par Neal Purvis et Robert Wade, tisse un récit labyrinthique autour du pétrole, de la vengeance et de l’illusion amoureuse. Si le prétexte pétrolier peut sembler classique, il n’est en réalité qu’un écran de fumée pour un affrontement bien plus intime, celui entre James Bond et Elektra King. Elektra est l’un des personnages féminins les plus complexes et troublants de toute la saga, et certainement mon antagoniste principal préféré à ce jour dans la saga Bondienne. Incarnée avec une intensité glaciale par Sophie Marceau, elle n’est pas la victime que l’on croit, mais une prédatrice masquée. Dès sa première apparition, elle impose un magnétisme troublant par une présence à la fois vulnérable et impériale, enfant cassée et femme d’affaires souveraine. Elle surgit dans le récit comme une victime rescapée d’un terrible traumatisme. Un enlèvement, orchestré par le terroriste Renard, mais très vite, quelque chose cloche. Elle a en réalité retourné la situation, trouvant dans la douleur une nouvelle forme de domination. Elle a été abandonnée, utilisée, sacrifiée. Elle choisit donc d’aimer son ravisseur non pour l’aimer, mais pour l’utiliser à son tour. Dès lors, elle se fait à la fois appât et traîtresse, amante et ennemie.
Sa trajectoire, profondément tragique, entre manipulation, pouvoir et souf, évoque une dimension mythologique avec Électre, fille d’Agamemnon, emblème du lien filial perverti, du meurtre du père et de la vengeance. Mais ici, l’Électre de Bond a déjà tué le père, et s’est fait Reine de ses ruines. Elle n’est pas l’outil d’un homme, elle est celle qui tire les ficelles. Elle est Électre inversée, non pas martyre sacrée de l’ordre, mais divinité impie de la subversion. Elektra King évoque aussi des figures féminines primordiales issues des mythes mésopotamiens, judaïques et orientaux comme Lilith, Ishtar, ou encore Médée. Comme ces figures, elle est à la fois érotique et mortelle. Elle séduit pour mieux régner, mais ne se réduit jamais à un rôle de tentatrice. Elle est une force vitale et archaïque, qui refuse le compromis. Elle incarne un féminin prométhéen, qui s’empare du feu. Le feu étant ici, le pétrole, le pouvoir, la bombe nucléaire, pour recréer le monde à son image. Au-delà de la référence littéraire, le scénario nous dessine une femme façonnée par la violence du monde. Son père la traite comme un actif stratégique, M la livre aux kidnappeurs par calcul, et Bond, la perçoit d'abord comme une petit créature frêle à protéger. Elle choisit donc de devenir la maîtresse du jeu. Sa relation avec Bond est un jeu de dupes d’une rare cruauté. On sent 007 véritablement troublé, voire pris au piège. On joue sur la corde raide sentimentale entre attirance et suspicion. Bond retrouve une vulnérabilité qu’il avait déjà entamée dans GoldenEye, mais qui prend une dimension plus douloureuse. Il ne s’agit plus de loyauté envers sa patrie, mais de trahison sentimentale. Car malheureusement pour lui, Elektra ne croit plus en l’amour. Son seul désir est de ne plus jamais être dominée. Sa trahison de Bond n’est pas une surprise, car il faut le voir comme un rituel initiatique. Elle le met à l’épreuve comme Circé ou Calypso testent Ulysse. Et lorsqu’il échoue à se soumettre à sa vision du monde, elle le condamne à la douleur, comme toutes les femmes qui refusent la rédemption au héros.
Elektra King n’est pas une « Bond girl ». Elle est l’anti-Bond girl par excellence. Elle ne s’abandonne pas à Bond, c’est lui qui chute. Leurs scènes d’intimité ne sont pas des interludes romantiques, mais des pièges, des tests, des jeux de miroir. Lorsqu’elle l’attire dans son lit, c’est pour mieux le désarmer, le rendre vulnérable, voire le séduire à sa propre cause. Elle incarne une féminité qui refuse l’objectification, mais qui retourne la logique du désir contre l’homme. Elle n’est pas dans une opposition manichéenne au héros, mais son reflet inversé. Comme lui, elle se meut dans un monde de mensonges, elle tue par devoir, elle dissimule ses émotions sous une carapace élégante. Mais elle n’a plus de règles. Là où Bond suit un code, Elektra, elle, l’a brûlé. Elle séduit M par sa fausse fragilité. Elle manipule Renard en jouant la femme-vision sous des airs de divinité, alors qu’il n’est pour elle qu’un outil. Et elle veut faire exploser Istanbul non par nihilisme, mais pour imposer une nouvelle hégémonie énergétique. Elle ne veut pas détruire le monde, elle veut qu’il lui appartienne. Lorsque Bond l'exécute en appuyant sur la détente, d’un tir à bout portant, sans la moindre hésitation, il accomplit un acte glaçant. Quelques secondes plus tôt, elle lui avait soufflé à voix basse : « Vous ne me tuerez jamais. Je vous manquerai tellement. » Puis elle s’effondre.
Ce n’est pas une scène d’action, mais une exécution rituelle. Un sacrifice antique, d’une gravité tragique. Bond ne la tue pas pour sauver le monde ; il pouvait simplement la neutraliser et la mettre dans une cellule. Il la tue parce qu’il n’a plus d’issue. Parce qu’elle a fissuré son armure, et qu’il est devenu, malgré lui, vulnérable à ce qu’elle incarne. Ce geste dur, pour un homme qui plus tôt dans le film disait ne pas aimé abattre une personne sans défense, le hantera à jamais. Une note musicale aiguë frappe soudainement. Puis le vide. Elektra s'écroule brutalement. Le film vacille. Aucun triomphe dans cet acte. Juste la fatalité d’un homme contraint de détruire ce qu’il a aimé. Bond en sort brisé. Le feu sacré vacille. Et c’est précisément là que Le Monde ne suffit pas atteint sa profondeur, car sous ses apparences de mission traditionnelle, il esquisse le portrait d’un 007 épuisé, submergé par une femme plus complexe que lui, plus libre, plus dangereuse, qui le dée totalement. Si Elektra n’avait pas été l’ennemie, elle aurait été celle pour qui il aurait tout quitté. L’alter ego féminin capable de faire vaciller sa vocation. Mais elle était du mauvais côté. Alors, dans un dernier geste, il effleure tendrement son corps inerte, avant de se détourner, le regard vide, pour aller affronter Renard. Ce qui frappe, c’est la manière dont le film ancre l’aventure dans une forme de désillusion froide.
- J’aurais pu vous donner le monde.
- Le monde ne suffit pas.
- Théorie stupide.
- Devise familiale.
Michael Apted insuffle une certaine élégance à l’ensemble, mais sans la flamboyance stylistique d’un Martin Campbell ou la nervosité d’un Spottiswoode. Sa caméra prend le temps d'explorer les tensions internes. Cela donne parfois un rythme inégal, notamment dans la seconde moitié du film, mais c’est aussi ce qui rend l’œuvre plus dense que la moyenne. L’action reste néanmoins très efficace. En atteste les premières minutes, qui place la barre très haut avec une double séquence d’action qui fait date dans la saga. D'abord à Bilbao, où Bond s’échappe par une fenêtre en sautant d'un balcon, puis à Londres, là où tout va s’enflammer. Une ouverture très généreuse, dans laquelle on se régale d'une course-poursuite sur la Tamise. Une longue séquence s’étirant sur près de 15 minutes, qui affirme un axe thématique fort puisque l’assaut a lieu au cœur même de l’empire. La caméra épouse parfaitement les contours du Q Boat au design très particulier avec une fluidité nerveuse remarquable. Vitesse, feu, déchaînement de métal sur l'eau, tous les ingrédients d’un grand moment de cinéma d’action sont réunis. Mais derrière ce déferlement sensoriel, c’est un James Bond meurtri qui émerge car touché physiquement (événement assez rare pour être souligné), prélude à une blessure plus intime et insidieuse, qui viendra plus tard ronger l’homme derrière l’espion, avec Elektra. Les autres séquences d'action s'avèreront plus ou moins efficaces, entre une confrontation en ski moyennement crédible, un échange de tir nerveux et engageant dans un bunker atomique, un affrontement percutant avec des hélicoptères tronçonneurs, ou une excellente évasion depuis le boyau d'un pipeline, on a de quoi s'am. Le cadre du climax final est excellent, se situant dans un sous-marin s'avérant être une pièce claustrophobique d’une catastrophe imminente rythmé par le compte à rebours d’un engin nucléaire prêt à plonger le monde dans le chaos. Tout est réuni pour nous maintenir en apnée. Hélas, la confrontation entre Bond et Renard, que l’on espérait à la hauteur de cette tension, s’avère bien décevante.
Ce qui surprend le plus, c’est que la scène d’action la plus marquante ne repose ni sur une course-poursuite, ni sur un échange de tirs, mais sur une scène de torture. Ligoté à une chaise qui lui broie lentement la nuque, Bond subit une violence méthodique sous une allure cérémonielle. L’action se transforme en un rituel de domination orchestré par une Elektra investie d’une puissance souveraine. 007 est réduit à l’impuissance, et endure sans riposter. Le cœur même du mythe vacille. Le sauveur est brisé, livré au supplice par celle qu’il voulait arracher aux ténèbres. L’action se transforme en une véritable tragédie. Le Monde ne suffit pas se distingue par une photographie plus froide que la moyenne. La photographie d'Adrian Biddle joue habilement sur les contrastes. Les décors de Peter Lamont sont variés et soignés, entre l’Asie centrale, les montagnes enneigées, le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan… autant de lieux qui, sans être emblématiques, dégagent une atmosphère rude. David Arnold signe à nouveau la bande originale, et livre une partition très réussie, mêlant modernité électronique et classicisme orchestral. Le générique d’ouverture, « The World Is Not Enough » interprété par Garbage, est une réussite absolue. Visuellement, le générique signé Daniel Kleinman est une fusion de pétrole, de feu et de femmes de cristal, qui colle parfaitement à cette idée d’un Bond submergé par les apparences et les poisons. J'adore le thème musicale d’Elektra, qui dégage une texture pénétrante et tragique, qui revient à plusieurs reprises, comme une complainte mélancolique venue hanter l’oreille de Bond. Il parvient à encapsuler toute la complexité et la richesse du personnage. Gros kiff également du titre "Devil's Breath", qui se présente à mon sens comme le thème de Renard, avec une sonorité inquiétante qui prévient l'arrivé d'un danger tapie dans les ténèbres. De nombreux autres titres musicaux viennent nous régaler, au point de faire de ce film, un des meilleurs opus en matière d'OST.
Avec ce nouvel épisode, Pierce Brosnan poursuit son évolution en incarnant un James Bond plus taciturne, plus dur, qui donne parfois l'impression d'être fatigué, mais toujours incroyablement élégant. On sent chez lui un début de doute, comme s’il réalisait que sa propre légende lui échappe peu à peu. Sa relation avec Elektra est particulièrement réussie. D'ailleurs, c’est la première femme à laquelle il choisit de ne pas céder tout de suite, car il la voit d’abord comme une âme meurtrie, à protéger plutôt qu’à séduire. Sa relation avec M (toujours impeccablement incarnée par Judi Dench), prend une tournure plus personnelle. Pour la première fois, M est directement mêlée à l’intrigue, enlevée par Elektra, ce qui donne lieu à une dynamique nouvelle. Q, nous gratifie de son ultime apparition, sachant que Desmond Llewelyn disparaîtra malheureusement peu après. C'est John Cleese qui lui succède en tant que R, avec un ton plus comique, sans pour autant briser la cohérence. En revanche, Denise Richards en physicienne nucléaire est sans doute l’un des choix de casting les plus discutables de la saga. Certes, elle n’est pas dénuée de charme, en tant que Christmas Jones, offrant quelques répliques amusantes, mais son rôle manque cruellement de crédibilité, surtout face à l’intensité dramatique de Sophie Marceau. Elle incarne une Bond girl traditionnel, là où le film semblait justement vouloir le déer avec Elektra. On retrouve Coltrane Robbie dans le rôle de Valentine Zukovsky, que l'on avait déjà vu dans Goldeneye. Un personnage secondaire plutôt sympathique.
Vient Victor Zokas, alias Renard, incarné par Robert Carlyle, que l'on pense être dans un premier temps l'antagoniste principal, jusqu'à ce que l'on découvre la vérité. C'est un terroriste anarchiste, blessé mortellement par une balle tiré en pleine tête par 009, qui progresse lentement dans son cerveau. Suite à cela, il ne ressent plus la douleur, mieux, il ne cesse de prendre en force jusqu'au moment où il en mourra. Avec son insensibilité totale à la douleur, Renard introduit une dimension inédite, celle d’un être qui ne ressent plus rien, ni dans sa chair, ni dans son âme. Un homme qui agit par inertie, comme s’il appartenait déjà au royaume des morts. Un mort-vivant qui lui confère une aura surnaturelle. Sur le papier, l’antagoniste est fascinant, avec une porté mythique, et sa première apparition à Devil’s Breath figure parmi les meilleures entrée en scène d'un méchant de la saga. Mais hélas, cette singularité ne sera jamais pleinement exploitée. Si le scénario ne nous avait pas souligné son invulnérabilité croissante, rien, dans sa trajectoire ni dans ses affrontements, ne l’aurait vraiment révélé. Et c’est là un cruel gâchis. Toutefois, la relation entre Renard et Elektra est intelligemment dressée, loin des clichés habituels. On évoque souvent à tort un syndrome de Stockholm pour qualifier le lien qui les unit, mais c’est très mal lire le récit. Ce n’est pas elle qui a été brisée, c’est elle qui a façonné. Dès le départ, Elektra tire les ficelles. Renard n’est pas son geôlier, il est son instrument, son bras armé, l’ombre amoureuse qu’elle a façonnée pour accomplir son dessein. Il incarne l’illusion de toute-puissance, celle que l’on croit libre alors qu’elle est entièrement vouée à une volonté supérieure. Par lui, elle ouvre la voie au chaos qu’elle désire, à l’apocalypse qu’elle appelle, et qu’elle veut dominer.
CONCLUSION :
Le Monde ne suffit pas, réalisé par Michael Apted, est un Bond à part dans la saga. Un opus sombre et mélancolique, qui dissimule sa vraie nature sous les codes du blockbuster d’espionnage. Il ne cherche pas à épater par son action, mais à toucher par son drame. Pierce Brosnan y livre l’une de ses interprétations les plus subtiles en tant que 007, porté par une Sophie Marceau aussi glaçante que géniale, dans un face-à-face où l’amour devient une arme de manipulation. On pourra reprocher au film quelques problématiques, entre une Bond girl secondaire peu crédible, un rythme inégal, et un antagoniste peu exploité au vu de son énorme potentiel avec Renard. Ce n’est pas un Bond parfait, mais malgré tout, c’est un Bond qui ose. Ose explorer l'ambivalence amoureuse de l'espion en l'obligeant à poser un geste irréparable, tuer celle qu’il aime. Non par devoir patriotique, mais parce qu’il est pris au piège de ses propres sentiments. Parce qu’il n’a plus le choix.
Un film où le monde ne suffit pas… mais où la douleur de Bond est bien réelle. Sans rancune, aucune, Mr Bond. Mais balle au centre.
Bienvenue au Devil's Breath. Depuis des milliers d'années, des pèlerins hindous viennent en ce lieu béni pour être les témoins du miracle des flammes qui jamais ne s'éteignent. Et pour mettre à l'épreuve leur foi en Dieu, en prenant à pleine main des roches brûlantes. Et, en récitant chaque jour, des prières.