Avec Midsommar, Ari Aster déjoue les lois du genre pour en retrouver l’essence : non dans la peur immédiate, mais dans l’effritement progressif de tout ce qui faisait tenir le moi. Cette lumière blanche, omniprésente, divine, devient le premier opérateur du trouble : elle annule les ombres, empêche le hors-champ, condamne le regard à tout voir.
Ce qui s’y joue ici, c’est d’abord l'effondrement de Dani. La perte brutale de sa sœur ouvre le film dans un nœud de douleur qui ne se défera jamais vraiment. Le deuil n’est pas un point de départ mais un état de permanence.
Dani erre dans son couple comme dans un monde sans gravité, entourée d’hommes qui parlent trop fort, s'intéressent trop peu, et vivent dans une neutralité émotionnelle inable. Christian n’est pas un monstre mais sa présence, Aster la filme comme une présence négative, un vide pesant que Dani tente de combler par l’attente, la demande, l’auto-effacement.
Le génie du film tient alors dans son double registre : Midsommar est un drame conjugal déguisé en bal folklorique et progressivement horrifique. Aster compose une liturgie de l’émancipation : dans cet espace fictif qu’est Harga, Dani devient ce que son monde d’origine lui refusait : un sujet. Non parce qu’elle triomphe, mais parce qu’elle est intégrée dans une grammaire collective. Sa douleur devient lisible, partagée, scandée par d’autres corps qui crient avec elle.
Cette absorption est doublement vertigineuse. D’une part, elle offre une résolution : Dani sourit enfin, non pas à la destruction de Christian, mais à l’effacement de ce qui l’empêchait d'être. D’autre part, elle suscite un malaise : cette réappropriation se fait au prix d’une autre dissolution.
Le film ne tranche jamais sur la nature de Harga : communauté réparatrice ou prison dorée, utopie païenne ou simulacre totalitaire. Aster ne filme pas les habitants de Harga comme des monstres, mais comme des figures d’un autre rapport au monde ; non plus fondé sur l’individualisme, mais sur l’organique, le cyclique, le sacrifice.
La mise en scène épouse ce processus avec une rigueur picturale. Le monde de Harga est saturé de signes, de motifs floraux, de couleurs presque trop pures. Cette beauté n’est pas décorative : elle est la condition de la sidération. Aster compose un espace mental, un rêve éveillé dont le spectateur ne peut jamais s’extraire. Tout est trop calme, trop harmonieux, trop orchestré mais cette perfection devient inable. On ne respire plus. Même les meurtres obéissent à une chorégraphie lente, cérémonielle, presque tendre. Le mal n’est pas dissimulé : il est ritualisé, assumé, sacralisé. Ce n’est pas l’inhumain qui fait peur, mais l’inhumanité intégrée dans l’ordre.
Le regard devient alors un enjeu central. Les amis de Christian, touristes et anthropologues, sont précisément punis non pour ce qu’ils font, mais pour la manière dont ils regardent. Ils photographient, ils doutent, ils comparent. Ils veulent comprendre, traduire, mais jamais appartenir. C’est leur extériorité qui les condamne.
La scène finale est d’une beauté terrifiante. Dani, figée dans une couronne de fleurs trop grande pour elle, regarde brûler ce qui fut son monde ancien. Elle ne pleure pas. Elle sourit, et dans ce sourire se superposent la revanche, le soulagement, la folie et peut-être une forme de paix. Elle est à la fois élue et sacrifiée, regardante et regardée, réconciliée avec elle-même mais dissoute dans un ordre qui l’a choisie.