Blue Prince
7.7
Blue Prince

Jeu de Raw Fury (2025PC)

Le plan était presque parfait

Il fallait que ça arrive : après le donjon-roguelite, le poker-roguelite, le shooter-roguelite, le platformer-roguelite, le runner-roguelite, le TCG-roguelite, le board game-roguelite, le RTS roguelite et le Tour de 2025-roguelite, voilà le puzzle-roguelite. Lâché sur Steam dans une relative discrétion et bénéficiant aussitôt d'un bouche-à-oreille encourageant, Blue Prince serait, à en croire les joueurs et la presse s'étant aussitôt jetés sur le morceau par effet d'émulation, un nouveau messie ; et si j'émettrai au final quelques réserves sur la liesse populaire dont il fait l'objet, je dois aussi ettre avoir é un très bon moment dessus, au point que Blue Prince approche au moins le podium des meilleurs jeux de réflexion indépendants sortis ces 10 dernières années, en laissant en bouche ce petit arrière-goût pas désagréable de The Witness - ce qui devrait suffire à n'importe quel joueur avisé pour arrêter la lecture de cet article séance tenante et aller dépenser les 27 euros demandés par son développeur pour se lancer dans l'aventure.


Mais si vous êtes encore là, essayons au moins de décrire cet étrange jeu, qui repose sur des bases classiques tout en apportant quand même son petit truc à lui. Cloisonner Blue Prince comme puzzle-roguelite est déjà un peu réducteur, puisqu'il tient tout autant du board game-roguelite, avec une mécanique centrale de placement et d'interconnexions de pièces (ici, d'un manoir) qui évoquera aux rats de bar à jeux les classiques Cluedo ou Labyrinth. La boucle de gameplay centrale est simple : on commence au sud d'une zone constructible pourvue de quelques portes. En ouvrant l'une d'elles, on pioche dans un deck qui propose à son tour trois choix de pièces, chacune avec ses propriétés et ouvertures. L'objectif à court terme est simple : aller le plus loin possible vers le nord, autant grâce à la chance des tirages (qui proposeront des salles aux ouvertures variables en nombre et en orientation) que grâce à une sélection sensée des pièces à traverser. C'est sur ce dernier point que repose la stratégie de progression dans son ensemble, en offrant au joueur de découvrir progressivement les effets des pièces qu'il obtient par ses tirages aléatoires, et en déduisant de lui-même des synergies à adopter pour anticiper les prochains tirages et augmenter ses chances de progresser vers le nord.


Dans la plus pure tradition des puzzle games à apprentissage muet, Blue Prince demande d'abord au joueur de comprendre ses propres règles par une expérimentation autonome et curieuse, précisément à la manière du susdit The Witness. On ne peut pas y progresser sans tâtonner, et l'échec n'y est que temporaire. Poser une pièce faisant cul-de-sac peut sembler une erreur, mais y entrer révélera une information utile. Construire vers l'est, l'ouest ou même le sud peut sembler inutile quand on veut aller vers le nord, mais de judicieux détours pourront mettre au jour des mécanismes facilitant notre exploration. La plupart du temps, et surtout dans nos premières heures de jeu, le concept même de progression demeurera assez flou, dans le sens où l'on aura tôt fait de bloquer notre avancée par la malchance des tirages, ou que l'on aura trop goulûment dépensé notre forfait de "pas" (qui remplace le concept de points de vie, et à la fin duquel la partie se termine comme dans tout roguelite classique). Mais des indices se manifestent suffisamment régulièrement pour nous donner envie de rempiler pour une nouvelle journée, en nous fixant un nouvel objectif à la lumière de ce qu'on aura appris dans le run précédent : cette pièce sombre pourrait dévoiler un secret si on en allumait la lumière en tirant la salle du disjoncteur, cette voiture stationnée dans le garage pourrait être ouverte à l'aide de sa clé rangée dans une autre pièce, cette autre salle dispensant des bonus incrémentaux d'un jour à l'autre nous donnerait des objets nécessaires pour pousser notre exploration plus loin... ce ne sont que quelques exemples parmi des dizaines, la plupart des situations ayant cette grande qualité de pouvoir être résolues par des indices ni trop évidents, ni trop opaques.


Blue Prince propose également, comme tout bon roguelite, une dimension de progression permanente très intéressante, qui conduit à de puissantes épiphanies quand on réussit, à force de persévérance, par créer des raccourcis définitifs ou par sécuriser des bonus de départ dans l'une de ses différentes currencies, aux emplois clairement identifiables (les pièces servent à acheter des objets facilitant l'exploration, les gemmes permettent l'accès à des salles rares, la nourriture augmente le nombre de pièces traversables avant d'arriver à exhaustion, les clés ouvrent les portes des salles les plus au nord). De la vingtaine d'heures que prend l'atteinte du générique de fin, on aura ainsi é la majeure partie du temps à garder l'impression de progresser, même lors des runs qui semblent perdus d'avance, lesquels se débrouilleront en général pour nous refiler l'un ou l'autre bonus qui sera utile plus tard, qu'il s'agisse d'une connaissance dispensée par un document glané dans une pièce rare, d'un objet mis en réserve pour un run ultérieur, d'un boost de ressources permis par certaines salles... même le fait de poser un maximum de tuiles en apparence néfastes à la progression déverrouille en réalité de nouvelles opportunités, quand on y remarque un mécanisme caché ou qu'une note abandonnée nous fait comprendre qu'un secret était caché sous nos yeux dans une pièce pourtant banale.


Pendant vingt heures, on se régale de percer des secrets, de résoudre des énigmes tantôt mathématiques mais amusantes, tantôt plus environnementales mais très satisfaisantes quand l'acuité de notre perception (et la chance de nos tirages) est avec nous. L'atteinte de l'objectif final se mérite, mais reste accessible à tous, à condition de ne pas trop vite lâcher l'affaire et de persévérer quant tout semble perdu, ce qui arrive de temps en temps. Pendant toute cette durée, Blue Prince trouve un équilibre séduisant (et d'autant plus qu'il tient une recette plutôt inédite) entre la collecte de ressources, la stratégie des tirages, la minutie de l'observation et, bien entendu, une certaine dimension chance inhérente au genre, qui frustrera autant qu'elle plaira quand le jeu daignera nous réserver de rares parties en "god mode" au cours desquelles le hasard se met miraculeusement de notre côté. On ressent, dans ces moments, toutes les qualités, toutes les raisons qui nous font accrocher à un excellent roguelite, couplée à cette curiosité et à cette fascination qui sont l'apanage des grands puzzle games. C'est d'ailleurs peu avant la fin qu'on commence à entrevoir l'existence d'une quête plus grande, en repérant la présence de pièces, de patterns, d'indices plus ou moins verbaux faisant miroiter un mystère beaucoup plus profond qu'initialement suggéré, ce qui, là encore, est le propre des meilleurs jeux de réflexion et notamment du grand The Witness, qui faisait de sa "trame principale" un tutoriel avant le age aux choses sérieuses.


Ainsi Blue Prince fait-il de son contenu pré-générique de 20 heures une "simple" mise en bouche, en nous invitant dès le jour suivant à cre plus loin dans la profondeur de ses secrets. C'est vrai aussi bien dans un sens littéral, la progression commençant à s'organiser sur un plan vertical, que dans un sens imagé, le jeu demandant alors de prendre le temps de déchiffrer et de comprendre son univers d'une façon moins superficielle. C'est à cet instant que l'on est censé être émerveillé devant l'immensité du chemin restant à parcourir, quand, en lieu et place de fin, on se retrouve face à une volée de portes closes jamais rencontrées, dont les conditions d'ouverture nous sont à peine susurrées. Ici, il y aura clairement deux écoles. Les addicts au concept et mordus de jeux de réflexion auront sans doute du mal à lâcher l'affaire avant d'avoir tout résolu, ce qui demandera de faire preuve de sang-froid face à des énigmes de plus en plus retorses. Et il y aura ceux qui espéraient un prolongement de l'expérience selon des standards de qualité identiques à la partie pré-générique, qui risqueront en revanche d'être un peu gavés et lâcheront l'affaire face à une forme de radicalisation du concept, qui, on s'en rend compte alors, n'est peut-être pas aussi solide sur ses appuis qu'il voudrait l'être pour engager le joueur dans sa longue quête finale, en faisant apparaître les limites d'un game design cahotant juste ce qu'il faut pour interroger sur l'essence même de la validité de son mariage du puzzle et du hasard.


C'est ici qu'il faut commencer à parler des limites du jeu, puisque Blue Prince est quand même pensé pour être fini de fond en comble, dans la mesure où sa quête initiale se boucle très rapidement par rapport au reste de son contenu. Pendant sa phase de découverte, c'est un jeu qui fonctionne à la perfection, en reposant sur un équilibre délicat et idéal entre hasard, réflexion et stratégie, avec, en bonus, une compétence innée à se faire comprendre par un minimum de mots. Mais ée la résolution de ses mystères les plus évidents, le jeu commence à renâcler en s'autorisant plusieurs paresses qui l'éloignent du modèle total qu'il est é près de devenir. Pour certains, ce ne sera pas grand-chose. Mais pour ceux qui ont roulé leur bosse dans le genre, ça pourra commencer à devenir plus frustrant qu'amusant. La première "grosse" erreur de Blue Prince va ainsi devenir de trop verbaliser ses énigmes, qui vont, au fil du temps, être expliquées de façon de plus en plus littérale par du texte, des instructions à suivre à la lettre. C'est la première grande entorse aux principes d'excellence d'un puzzle game, qui devrait réussir à se faire comprendre sans mots, en maintenant cette narration environnementale pourtant promise par les premières heures de jeu : en s'autorisant le recours à de plus en plus de pavés de textes (notes, livres, journaux...), Blue Prince finit un peu trop par obséder sur son lore (au demeurant très romanesque) pour vraiment se circonscrire au pur exercice de réflexion. J'y vois un défaut, dans la mesure où cette technique de conception ouvre la porte à trop de choix arbitraires (motifs à reproduire, lettres à taper dans l'ordre, codes...) qui ont tendance à effacer l'exercice cérébral derrière la chance des tirages et la patience de décodage de l'un ou l'autre ouvrage.


Et la chance des tirages, puisqu'on en parle, devient à son tour trop prépondérante, en devenant de plus en plus nécessaire pour progresser au fur et à mesure qu'on s'approche de la "vraie" fin. C'est un choix logique d'une certaine manière, mais qui, é un certain cap, flirte dangereusement avec la frontière du gavant, quand certaines énigmes, pour être résolues, demandent (qu'on le sache ou non ; si on l'ignore, c'est encore pire) de cumuler plusieurs coups de bol phénoménaux au cours de la même partie pour réunir les conditions d'apparition d'un puzzle en particulier. Il y a vraiment de quoi devenir zinzin quand certains objectifs que l'on sait vouloir atteindre nous demandent de réunir 3 objets dans notre inventaire et 2 tuiles rares à tirer obligatoirement dans le manoir, et qu'on répète inlassablement les runs ne nous permettant de réunir que la moitié (ou moins) de ces conditions. Fatalement, quand, enfin, le hasard joue de notre côté et qu'on arrive audit puzzle, le stress est à son maximum : on sait pertinemment qu'on n'aura pas deux fois cette chance dans un laps de temps raisonnable, et donc qu'on doit mordicus résoudre, dans l'instant, l'énigme qu'on a mis tant de temps à faire apparaître. Sachant qu'il est impossible de sauvegarder pendant un run et que certains secrets sont particulièrement pénibles à mettre au jour (même en sachant quoi faire), j'avoue avoir fait péter la soluce plus d'une fois, arrivé face à certaines énigmes de matheux ou d'observation qui m'auraient mis trois plombes à résoudre et que je n'avais juste plus le temps, ni l'envie, de continuer après des heures à bloquer sur l'un ou l'autre truc.


C'est d'ailleurs sur la fin que j'ai fini par généraliser le recours à des aides extérieures, faute d'outils laissés par le jeu pour me permettre de les résoudre dans des conditions de confort suffisantes. Blue Prince a ce défaut aussi énervant que paradoxalement entêtant de nous encourager à la prise de notes, à la prise de nombreuses captures d'écran pour nous constituer un carnet d'indices personnel dans lequel piocher quand un puzzle nouveau se présente à nous. Mais en exagérant le recours au hasard dans sa deuxième (et plus longue) partie, en abusant du syndrome de la run inutile sur le temps long et en favorisant un peu trop une forme de rareté mathématique des chances de réussite du joueur (plutôt que de le rendre pleinement responsable de ses propres échecs, ce qui, au fond, devrait être le propre d'un jeu de réflexion), le jeu échoue sur la ligne d'arrivée à se comparer véritablement aux ténors du genre malgré ses très nombreuses qualités. D'autres créateurs, dont certains ont été les sources d'inspiration manifestes du développeur (Jonathan Blow donc, mais aussi Andrew Shouldice, cité dans les remerciements), ont d'une certaine manière prouvé que le puzzle parfait devait être muet dans son exposition, et juste dans les chances qu'il laisse au joueur de le résoudre (le mot "chance" est d'ailleurs inadapté : un puzzle peut être résolu, ou il ne le peut pas, mais il ne peut pas être résolu "à moitié"). C'est donc sur une légère note d'amertume que je décide de mettre moi-même un terme à ma relation avec Blue Prince, après trente heures de jeu et sans doute pas la moitié de ses secrets de percés. Hasard et réflexion, on le sait, ne font pas toujours bon ménage, et c'est encore plus rageant de se dire cela en sachant que le jeu est é à deux doigts d'éviter cet écueil, par un miracle émouvant et inexpliqué. Soyons clair néanmoins : on reste face à un titre à essayer impérativement, qui devrait faire école par son originalité et sa profondeur.

8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Seb C. - Liste commentée : Joués en 2025

Créée

il y a 4 jours

Critique lue 61 fois

4 j'aime

2 commentaires

Seb C.

Écrit par

Critique lue 61 fois

4
2

D'autres avis sur Blue Prince

De la fascination à la frustration

Blue Prince avait tout pour me plaire sur le papier : un jeu d’enquête et d’exploration qui se e dans un manoir mystérieux, un jeu qui encourage à prendre des notes et dont les énigmes se...

Par

le 19 avr. 2025

14 j'aime

2

Eparpillé façon puzzle

Le titre reflète l'état d'esprit de votre serviteur après plus de 25 heures sur Blue Prince. Une partie de moi ne peut que redre les critiques dithyrambiques : c'est bien l'un des grands puzzle...

Par

le 17 avr. 2025

11 j'aime

Le plan était presque parfait

Il fallait que ça arrive : après le donjon-roguelite, le poker-roguelite, le shooter-roguelite, le platformer-roguelite, le runner-roguelite, le TCG-roguelite, le board game-roguelite, le RTS...

Par

il y a 4 jours

4 j'aime

2

Du même critique

L'enfer verdâtre

La jungle, c’est cool. James Gray, c’est cool. Les deux ensemble, ça ne peut être que génial. Voilà ce qui m’a fait entrer dans la salle, tout assuré que j’étais de me prendre la claque réglementaire...

Par

le 17 mars 2017

80 j'aime

15

Comique d'exaspération

Le 8 décembre 2011, Monsieur Fraize se faisait virer de l'émission "On ne demande qu'à en rire" à laquelle il participait pour la dixième fois. Un événement de sinistre mémoire, lors duquel Ruquier,...

Par

le 5 juil. 2018

79 j'aime

3

Aucune raison

J'ai toujours eu un énorme problème avec la saga The Witcher, une relation d'amour/haine qui ne s'est jamais démentie. D'un côté, en tant que joueur PC, je reste un fervent défenseur de CD Projekt...

Par

le 14 sept. 2015

76 j'aime

31