Les couloirs hallucinés

En attaquant cet énorme pavé, je savais à quoi m'attendre... et en même temps pas du tout. La Maison des Feuilles est un livre qui divise, qui a un parti pris assez unique et qui a toutes les raisons de déplaire ou de paraître pompeux. Mais il peut facilement fasciner.

Je n'en savais pas grand chose, sinon qu'il est rempli de scènes de cul et de male gaze, j'étais au moins averti sur ce point là. Et pour me lancer un défi supplémentaire, j'ai choisi de le lire en langue originale pour que tous les effets de mise en page soient exactement ceux voulus par son auteur. Je m'imaginais presque mettre plusieurs années à le lire... Et en fait, j'ai été rapidement à fond.


Je pense que j'ai une affinité naturelle avec ce genre d'histoire. Ce sont des histoires, dans une histoire, dans une histoire. La Maison des Feuilles n'est pas un récit traditionnel, c'est l'analyse plan par plan d'un film (qui n'existe pas), "The Navidson Record", écrite par Zampano, un ermite qui vient de rendre l'âme. Un autre personnage, Johnny, découvre le manuscrit et essaie tant bien que mal de tout remettre dans l'ordre, et commente sans cesse cette analyse avec d'interminables notes de bas de page où il raconte sa propre vie, en ajoutant ici et là une tonne d'annexes.

On suit donc trois histoires en une : celle des personnages du Navidson Record, celle de l'ermite, et celle de Johnny. Le tout est assez méta car il y a plein de notes de l'éditeur qui commente certains extraits pour nous dire qu'ils ont été ajouté dans cette deuxième édition, mais tout ceci fait partie du brouillage de piste général. La Maison des Feuilles donne sans cesse le sentiment d'être un livre ancré dans le réel, où Johnny, Zampano et la famille Navidson (protagonistes du film) pourraient avoir existé. "The Navidson Record", après tout, n'est lui-même pas un film traditionnel. C'est un "found footage" réalisé par un photographe très célèbre qui a entrepris la documentation d'une improbable découverte : le fait que sa maison est plus grande à l'intérieur qu'à l'extérieur et qu'elle semble créer ou supprimer, à sa guise, autant de pièces et de couloirs qu'elle le souhaite. Cette histoire est clairement dans le registre du surnaturel. Pourtant, puisque c'est un "found footage", tout y est présenté comme des événements surgissant dans la vie de tous les jours de personnes bien réelles. L'analyse de Zampano est d'ailleurs jonchée d'extraits d'interviews, de déclarations des distributeurs du film (dont Harvey Weinstein, MDR), qui déclarent tous ne pas savoir comment ce film a été tourné ni ce que son réalisateur est devenu. On ancre donc les événements du film dans le réel, tout en ancrant le film lui-même dans le réel, en ajoutant les analyses de personnalités connues, comme Stephen King ou Stanley Kubrick, qui viennent donner leur avis sur The Navidson Record.

Pourtant, Johnny ne semble rien retrouver sur le film, et le considère lui-même comme une œuvre imaginaire. Dans le contexte du livre, la frontière entre le vrai et le faux est déjà floue, et cette confusion se poursuit avec "La Maison des Feuilles", que nous lecteurs sommes en train de lire. Le seul élément qui montre que ce n'est pas en réalité une publication de Johnny, c'est qu'il y a marqué "Mark Z. Danielewski" sur la couverture. Autrement, toutes les notes d'édition se réfèrent à Johnny en tant qu'auteur du livre, et parlent d'un livre qui a été é sous le manteau sur internet pendant des années avant d'être enfin publié.


La Maison des Feuilles est un livre qui aime jouer sur les "Lost Media", ces recherches communautaires qui sont si populaires de nos jours, en donnant envie à ses lecteurs de chercher à retrouver si les personnages du livre sont bien réels. En cela, je trouve que ça fait de lui un ouvrage "Fantastique" dans sa définition littéraire : en le lisant, on peut se poser moults questions sur ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas.


Avec ses trois intrigues en une et toutes ses notes de bas de page, le récit est donc très décousu. Mais personnellement, ça m'a étonnement beaucoup plu.

Déjà, j'ai adoré l'exercice de style de raconter une histoire à travers une analyse cinématographique. On y lit des descriptions de cadrage, de photographie, de durée de plans, et ainsi de suite. Le récit devient extrêmement visuel car il ne fait pas que raconter l'histoire, il décrit le film qu'on peut donc dérouler devant yeux. Et comme j'adore décortiquer le cinéma également, j'ai trouvé ce procédé génial.


Quant à toutes les notes de bas de page où Johnny raconte sa vie, j'ai également été séduit. Oui, il part souvent dans tous les sens, c'est très confus, ce sont des descriptions hallucinées, extrêmement sensorielles, où on perd le fil du temps et de la réalité. Parfois ça ne sert à rien, mais c'est ponctué de moments extrêmement puissants.

Je repense souvent à ce age, où on suit ce qui semble être une scène de cul tout à fait habituelle dans ce livre (on était prévenus), et soudain, alors qu'il est en pleine allégresse, les pensées du narrateur se mélangent et le ramènent à l'horrible scène de la mort de son père. Et puisque tout est extrêmement sensoriel, on vit avec lui ce retour sur Terre où l'extase laisse sa place au désespoir.

Et en vrai, c'est souvent ça dans ce livre. Les notes de Johnny m'ont souvent donné l'impression d'être de la poésie prosaïque, où l'auteur parle de sa dépression et de ses traumatismes et de ses errances nocturnes dans un déluge de descriptions fiévreuses souvent particulièrement bien écrites. J'ai été frappé à plusieurs reprises par la beauté du texte et par la puissance émotionnelle de certaines confessions et introspections. Il y a plein de pages que j'ai prise en photo pour pouvoir les relire plus tard, car des paragraphes perdus au milieu de délires m'ont pris aux tripes.


D'ailleurs, en tant que lecteur, on ne sait pas non plus démêler le vrai du faux dans ce qu'il nous raconte. Johnny étant complètement obsessionnel, constamment sous l'emprise de substance, sujet à des hallucinations, la majorité de ses histoires """amoureuses""" ne pourraient par exemple n'être que des fantasmes. On ne sait pas, on s'en fout un peu en fait.

Difficile de savoir ce que toutes ses aventures de drogué sur le déclin apportent au livre qu'on est en train de lire, mais ça aussi au final, je pense qu'on s'en fout un peu. En ce qui me concerne, j'y ai vu une sorte de description des ravages de l'obsession, dans le même style de ce qu'on trouve chez Lovecraft avec ses personnages qui perdent la raison en accédant à des connaissances qu'ils n'auraient jamais du avoir.


Mais en vérité, quand on lit La Maison des Feuilles, on finit très vite par déer la quête de trouver un sens dans ce qu'on nous raconte et par se laisser embarquer dans ce qu'on nous raconte, peu importe ce qu'on nous raconte.

Car par exemple, l'analyse du film pourra être difficile à lire tant elle est remplie d'interminables digressions. Pour une page d'aventure sur ce qui arrive à Navidson, Zampano peut nous emmener ensuite sur 8 pages d'étude de photographie ou d'architecture ou tout autre sujet qu'il trouvera à sa goût.

Cela hache énormément le récit. Indéniablement, c'est le défaut numéro 1 que je relèverai pour ceux qui s'attendent à lire une histoire horrifique quelconque. Non, c'est impossible d'être dans le suspense, on est constamment interrompu soit par des descriptifs qui n'ont rien à voir signées Zampano, soit par des anecdotes nocturnes de Johnny.


Mais La Maison des Feuilles, c'est un tout. Il faut se soumettre à cette expérience sans trop chercher à questionner l'intérêt de tous ses ages. Comme Navidson dans sa maison, comme Zampano dans l'écriture de son texte, comme Johnny dans l'exploration de sa découverte, il faut se laisser aspirer par La Maison des Feuilles.

L'effet de style a marché sur moi et j'ai vécu quelque chose de plus "grand" que la simple histoire de la famille Navidson. J'ai adoré naviguer dans toutes ces notes de bas de page, me perdre dans les annexes, lire les nombreux poèmes de fin, et prendre ma plus grande claque du livre en décryptant à la main le message caché dans les lettres de la mère de Johnny. Même parmi les digressions de Zampano, il y a une tonne de choses intéressantes et pertinentes avec les thématiques générales. Il y a de nombreuses analyses de mythes grecs, notamment, qui m'ont ionné. Et même quand ça ne me ionnait pas, par exemple quand le livre change sa mise en page de manière iconique, qui a clairement fait la réputation de La Maison des Feuilles, le texte est en fait composé d'énumérations complètement inutiles. Mais j'ai tout lu. Pourquoi ? J'aurais pu juste comprendre qu'on me listait plein de trucs et m'arrêter là. Mais je ne sais pas, j'ai trouvé très puissant de lire sur autant de page la liste de tout ce qu'il n'y a pas dans une pièce. Remplir autant d'espace pour parler du vide, j'ai trouvé ça plutôt viscéral. Et quelque part, ça rend encore plus fort la suite, quand les pages s'enchaînent à toute vitesse pour accélérer le tempo de l'action.


La Maison des Feuilles, c'est donc une succession d'expérimentation. Je ne sais pas si j'ai aimé le livre, ses histoires en elles-mêmes, mais j'ai assurément beaucoup aimé l'expérience. Je l'ai d'ailleurs prolongée en me plongeant corps et âme dans l'album "Haunted" de Poe, la soeur de l'auteur, qui reprend tous les thèmes du livre, tous les personnages, et mêle tout ça avec son histoire personnelle pour parler de la mort de leur père. Ici aussi, on floute les frontières entre les œuvres. C'est un merveilleux complément.

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Gaëtan Boulanger

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